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Hon. Luvencia Desir, Leader Emergente de l'IAWJ

La violence conjugale en Haïti, quel enjeu ?
By Luvencia DESIR
Posted: 2023-11-26T19:36:00Z


La violence conjugale en Haïti, quel enjeu ?


Dénoncée à partir des années 1970 par les mouvements féministes, la violence conjugale est devenue une question majeure de santé publique [1] nécessitant l’intervention des pouvoirs publics, des instances internationales ainsi que des organismes de défense des droits humains.


Loin d’être une chicane de couple ou un conflit conjugal, la violence conjugale, également appelée violence domestique ou violence par partenaire intime consiste en tout acte physique, sexuel, économique et psychologique exercé sur un partenaire en vue d’instaurer la domination, le pouvoir et l’emprise.


La violence conjugale est une forme de violence cachée qui se déroule dans la sphère privée dont les femmes sont les principales victimes. Les enfants témoins des scènes de violences de leurs parents en sont également victimes. C’est pourquoi certains parlent de violence intrafamiliale, d’autres de violences conjugales.


La violence conjugale est la forme la plus courante de violence subie par les femmes au niveau mondial [2]. En effet, la plupart des violences contre les femmes sont perpétrées par le mari ou le partenaire intime actuel ou passé. Plus de 640 millions de femmes âgées de 15 ans et plus ont subi des violences de la part d’un partenaire intime (26 pour cent de cette tranche de population) [3] . En 2021, environ 45 000 femmes et filles dans le monde ont été tuées par leur partenaire intime ou d’autres membres de leur famille [4].        


En Haïti, la violence conjugale est une problématique sociale très répandue qui touche toutes les couches de la société. Plus d’une femme sur trois déclare avoir subi des violences de la part de son partenaire, époux, mari ou fiancé en Haïti. 34% de femmes en couple sont survivantes de violences conjugales, et dans 37% des cas, ces violences génèrent des blessures graves [5]. L’histoire retient les noms de nombreuses femmes qui sont battues à mort par leur partenaire intime en Haïti. A rappeler que la violence domestique touche légèrement les hommes en Haïti.


La violence dans la vie commune présente sous la forme physique, psychologique, sexuelle et économique a des conséquences dévastatrices sur les familles particulièrement sur les femmes ainsi que les enfants témoins des scènes de violence.

 

Alors que l’article 259 de la Constitution haïtienne amendée de 1987 précise que : « L’Etat protège la famille, base fondamentale de la société ». Comment expliquer cette protection quand la violence dans les couples et dans les familles s’impose avec évidence et que les actions pour prévenir au mieux, réprimer avec force et protéger les victimes ne sont pas concrètes.


Cet article a pour ambition de faire comprendre l’enjeu de la violence domestique en Haïti et d’exposer les conséquences de cette forme de violence sur les familles. 

 

La violence dans le milieu familial en Haïti

           « Magistrat, il a l’habitude de m’injurier, de m’humilier. Il me frappe souvent devant les enfants parfois au visage parfois dans tout le corps au point que ça occasionne même des blessures. Par la suite, il dit toujours que c’est moi qui le pousse à agir comme ça, il s’excuse et dit qu’il ne recommencera plus mais il recommence toujours. Magistrat, dites-lui de ne plus me frapper, je ne veux pas qu’il aille en prison car c’est lui qui prend soin de la famille. Je n’ai pas un endroit où aller et j’ai peur de la réaction de sa famille.»


Ces plaintes traumatisantes sont courantes tant par devant les Juges de Paix que par devant les Magistrat du Parquet. Notre expérience comme Magistrat du Parquet me laisse comprendre qu’il y a l’impérieuse nécessité et même l’urgence d’accorder une attention toute particulière à ce fléau social, nourri par une culture de silence en raison de la domination des hommes dans toute la sphère de la vie publique et privée et par la faiblesse législative. Il s’agit d’un enjeu qui a des conséquences considérables sur les familles haïtiennes qui mérite d’être questionné par la société et par le droit.


La violence conjugale, une problématique sociétale en Haïti

La violence conjugale est un problème de droit de l’homme. Elle découle de la société patriarcale, du poids de la religion, de l’inégalité structurante entre les hommes et les femmes et de la discrimination de toute sorte. Qu’elle soit physique, psychologique, sexuelle ou économique, la violence par partenaire intime est acceptée et tolérée dans la société.


La violence physique qui se manifeste par des coups suivis de blessures ou d’amputation, coups au visage, coups et blessures occasionnant la mort, assassinat… est une pratique culturelle dont la société n’arrive pas à se défaire  C’est un continuum de la violence psychologique qui elle-même est aussi dommageable et parfois plus douloureuse que la violence physique. Pourtant, elle bénéficie de la bonne grâce de la société... Elle touche l’esprit de la victime par des expressions verbales comme des propos vexatoires, la dévalorisation, l’anticipation de coups, des menaces de mort…


La violence sexuelle, présente au sein des couples et peu connue des victimes, demeure un sujet tabou en Haïti. C’est une réalité difficile à verbaliser par les victimes couvertes par la honte, le devoir conjugal, le désir de vouloir calmer le conjoint violent et l’ignorance de la loi. Alors, l’absence du consentement du ou de la partenaire à tout acte sexuel n’est pas une priorité. 


Quant à la violence économique, qui consiste à priver la victime de son autonomie économique par l’exercice d’un contrôle sur ses ressources financières comme l’éducation, l’emploi, elle est banalisée en Haïti. Pourtant elle est la source de nombreuses violences car elle génére la dépendance économique.


Si certaines victimes ont décidé de briser le silence et porter plainte contre leur agresseur pour les violences qu’elles ont subies, d’autres, selon la Professeure Beatrice M., laissent trainer les choses par peur de séparer les enfants de leur père, peur de représailles, faute de connaitre la loi ou d’avoir assez d’argent pour engager une procédure juridique ou pour s’installer ailleurs [6]. Il faut noter que la vulnérabilité particulièrement économique retient beaucoup de victimes dans cette sphère. C’est ce qui explique d’ailleurs que certaines survivantes de violence domestique ont souvent proposé la médiation pénale.


Il y a encore cette catégorie de victimes qui, par souci de protéger leur agresseur ou de protéger leur statut s’oppose formellement à toute poursuite judiciaire contre leur bourreau. Il faut admettre que la violence conjugale jouit d’une impunité flagrante en Haïti.


Devant cet état de fait, on doit reconnaitre que certaines instances internationales œuvrant dans les droits de l’homme en collaboration avec des institutions locales et organisations de droits de l’homme ont levé la voix pour dénoncer ces faits qui se répètent dans la société. Des séances de formation sont organisées pour sensibiliser la population sur la violence basée sur le genre. Certaines organisations se proposent, dans la limite de leurs ressources, d’accompagner, de prendre en charge et d’assister les victimes. Le gouvernement de son côté via le Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes (MCFDF) veut timidement se pencher sur ce fléau sociale mais le chemin qui lui reste est long puisque la faiblesse législative persiste.


La violence conjugale et les lacunes législatives


La violence domestique sape le fondement des droits de l’homme. En réponse à ce problème de santé publique qui ronge les sociétés, plusieurs pays, pour se conformer aux normes internationales, ont complété leur arsenal législatif. Au moins 162 pays ont adopté des lois sur la violence domestique [7].


Haïti de son côté a signé et ratifié de nombreux instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme. Citons par exemple la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 3 septembre 1981 [8], la Convention interaméricaines sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence faite aux femmes dite Convention Bélem Do Para de1994 [9]. Alors que la Convention Bélem do Para oblige à l’Etat à incorporer dans leur législation nationale des normes pénales, civiles et administratives pour prévenir, sanctionner et éliminer la violence faite aux femmes, la législation haïtienne a un regard sombre sur la violence particulièrement la violence conjugale [10].


Si ce n’est l’article 13 du décret du 8 octobre 1982 sur le statut des femmes mariées qui prévoit les excès, sévices ou injures graves et publiques comme des causes de divorce, et le décret du 06 juillet 2005 sur les agressions sexuelles qui, implicitement fait état du viol conjugal, on peut chercher en vain un texte de loi qui prévoit et punit explicitement la violence conjugale en Haïti.


Les agressions physiques dans le couple telles les coups et blessures, les gifles, les coups suivis d’amputation ou occasionnant la mort, les assassinats… la violence psychologique comme les propos vexatoires, les insultes les menaces de morts…sont traitées selon les dispositions générales du Code pénal de1885 qui n’envisage aucune circonstance aggravante de l’acte en raison de la personne de la victime.


L’agression sexuelle dans le couple qui consiste à forcer un partenaire à prendre part à un acte sexuel sans son consentement [11] est punit de 10 ans selon l’article 2 du décret du 06 juillet 2005 sur les agressions sexuelles. « Quiconque aura commis un crime de viol ou sera coupable de toute agression sexuelle, consommé ou tentée avec violence, menaces, surprise ou pression psychologique contre la personne de l’un ou de l’autre sexe sera puni de 10 ans de travaux forcés. » Il est à signaler que le terme propre « viol conjugal » n’est pas explicitement mentionné dans ce décret, mais quand on se réfère à l’article 2 dudit décret il est impossible de dire que le viol conjugal est impuni en Haïti.


Impossible de brandir un texte qui prévoit et punit la violence économique en Haiti. D’ailleurs, selon une étude de la banque mondiale intitulée « les tendances mondiales et régionales de la protection juridique des femmes contre la violence domestique et le harcèlement sexuel », 1,4 milliard de femmes ne sont pas protégées par la loi contre les violences économiques au sein du couple [12].


Somme toute, compte tenu de l’importance de la famille et aux conséquences dévastatrices qu’elle est exposée, la prévention, la sanction et l’élimination de la violence dans le couple doit être une priorité pour l’Etat et la société.


Les conséquences de la violence dans le couple

La violence dans le couple a non seulement des effets dommageables sur la santé physique, psychique sur les survivants, es, mais aussi, elle a des effets néfastes sur les enfants témoins des scènes de violences.


Pour le ou la partenaire survivant, e

La violence domestique a des conséquences sur la santé physique, psychique des victimes. De nombreuses femmes victimes de violence conjugale présentent tous les signes d’un syndrome psychotraumatique, syndrome commun à toutes les personnes qui ont subi un traumatisme grave. [13].


Cela entraîne des troubles psychiques qui peuvent être tout d’abord de l’anxiété, ou des attaques de panique, des troubles du sommeil, de l’alimentation, des difficultés de concentration [14]. La liste peut-être encore plus longue si l’on ajoute la honte, la culpabilité, le repli sur soi, la dépendance économique.


Coté physique: des blessures, des hématomes, des lésions cérébrales, la perte des organes seront visibles.


Evidemment, la violence domestique engendre de grandes conséquences sur la santé des femmes. Quant aux hommes, la violence conjugale à des répercussions sur leur santé physique et psychologique. Même s’ils refusent de se reconnaitre victimes au fait qu’il se sent attaquer dans ses caractéristiques identitaires (force, virilité, protecteur), les conséquences sont quand même dommageables.


Les enfants, considérés comme des victimes oubliées, ne sont pas échappés aux conséquences de la violence intrafamiliale.


Conséquence de la violence domestique sur les enfants

L’enfant, tout être humain âgé de moins de 18 ans, [15] est un être vulnérable en raison de son immaturité physique et intellectuelle [16]. Ainsi pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, l’enfant doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension [17].


Quand ce climat de bonheur change en climat de violence, les enfants témoins de violence dans leur jeune âge se confondent avec l’agresseur et-ou la victime, submergés par des sensations charnelles sans médiation [18]. Dans le schéma ou l’enfant adopte la posture de l’agresseur, il aura tendance à reproduire à l’âge adulte les mêmes scènes dont il a été témoin. Dans tous les cas, le bon développement de l’enfant sera entravé. Car il sera exposé aux problèmes de santé, à l’échec scolaire et aux troubles comportementaux et psychiques. Il faut ajouter les énervements injustifiés de leurs parents qui se transforment en brutalité à leur égard.


Il est important de signaler que les enfants victimes, indirects de la violence dans le couple, ont droit aussi bien que les adultes à la protection, l’accompagnement et la prise en charge.


Au final, même si la violence intrafamiliale est banalisée par l’Etat et la société, cela ne veut pas dire que ses conséquences ne sont considérables. Notons que la famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat. (Article 16-3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme).

 

Conclusion

La violence domestique ou violence intrafamiliale est inadmissible en ce XXIe siècle et doit être renversée sinon, c’est toute la société haïtienne qui en pâtit.


Au lieu d’être un lieu de refuge, de nombreux domicile conjugal se transforme en un espace dangereux ou les injures, les propos vexatoires, les menaces de mort, le viol, les coups occasionnant la mort ou l’assassinat sont le quotidien des partenaires. Quand le devoir d’assistance [19] auquel les époux se doivent mutuellement se transforme en agression, il faut nécessairement l’intervention des pouvoirs publics, de la société, des organismes de droits de l’homme et des associations locales par des mesures concrètes et urgentes et une réponse pénale adaptée à cette forme de violence.


De toute évidence, on ne peut pas lutter contre la violence domestique sans s’attaquer aux causes de cette violence. On ne peut pas protéger les familles sans la volonté et l’engagement politique de l’Etat, sans faire une priorité la promotion et la protection des droits fondamentaux des femmes, sans combler le fossé qui existe entre les normes internationales et les lois, sans définir et élaborer des politiques et des stratégies propre à la violence intrafamiliale, sans sensibiliser et former la population sur cet enjeu majeur et sans l’implication des instances internationales, des organismes de défenses des droits humains et associations locales.

 

Références


[1]

 

https://news.un.org/fr/story/2005/11/83392.

[2]

 

Publication de l'ONU, «Mettre fin à la violence à l'égard des femmes- des paraoles aux actes» secretariat général des Nations Unies, 2006.

[3]

 

https://www.unwomen.org/fr/what-we-do/ending-violence-against-women/facts-and-figures#84142.

[4]

 

IBID.

[5]

 

https://spotlightinitiative.org/fr/press/linitiative-spotlight-lancee-en-haiti-pour-lelimination-des-violences-familiales-faites-aux.

[6]

 

Béatrice Majnoni d'intignano, Femmes, si vous saviez, édition de Fallois, Paris, 1996, P. 306.

[7]

 

https://www.unwomen.org/fr/what-we-do/ending-violence-against-women/facts-and-figures#84142.

[8]

 

Ratifié et entrée en vigueur conformément au décret de l'Assemblée Nationale du 7 avril 1981, publiée dans le moniteue No 38 du 11 mai 1981

[9]

 

Ratifié et entreé en vigueur conformémént au décret de l'Assemblée nationale du 12mars 2009, publiée dans le Moniteur No 40 du 16 avril 200

[10]

 

 Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l'élimination de la violence contre la femme de 1994, art 7-c

[11]

 

https://www.unwomen.org/fr/what-we-do/ending-violence-against-women/faqs/types-of-violence.

[12]

 

https://news.un.org/fr/story/2018/03/1007662.

[13]

 

DALIGAND Liliane, « Violences conjugales », Le Journal des psychologues, 2008/2 (n° 255), p. 49-53. DOI : 10.3917/jdp.255.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2008-2-page-49.htm

[14]

 

op.cit page 54

[15]

 

Convention internationale relative au droit de l'enfant du 20 novembre 1989 ratifiée et entrée en vigueur conformément au décret du 26 novembre 2003 et publiée dans le Moniteur No 2 du 8 janvier 2004

[16]

 

Déclaration des droits de l'enfant du 20 novembre 1959

[17]

 

Préambule de la Convention relative au droit de l'enfant

[18]

 

op. cit page 6

[19]

 

Décret du 8 octobre 1982 sur le statut des femmes mariées, art 1